Les Forces de Laura Vazquez : une clinique sans blouse, un récit qui ausculte
Dans Les Forces, Laura Vazquez ne raconte pas une histoire mais conduit une exploration clinique.
Non pas une clinique médicale, mais une clinique au sens premier — klinê, le lit, le chevet.
La clinique comme art d’être au plus près : du vivant, du langage, des gestes minuscules,
des objets mentaux qui font tenir une existence.
Ce que propose Vazquez, c’est un récit clinique, c’est-à-dire une forme qui observe, note, écoute, sans interpréter trop vite.
Un récit qui examine le monde comme un clinicien examine un patient : en prêtant attention aux infimes variations, aux tensions, aux forces qui traversent les corps et les mots.
Une clinique de l’identité : saisir les formes de vacillement
La clinique, ici, ne cherche pas à diagnostiquer un trouble, mais à percevoir ce qui se fissure dans l’identité contemporaine.
Les personnages sont des silhouettes qui tentent de dire ce qu’ils sont — mais leurs mots semblent venir d’ailleurs, empruntés, hérités.
Une jeune femme affirme : « On m’a dit que j’étais comme ça. Alors je crois que c’est vrai. » La narratrice ne corrige pas, ne commente pas.
Elle écoute le déplacement, le léger glissement entre la parole propre et la parole reçue.
C’est là que se loge le geste clinique : dans l’attention à cette respiration fragile, au point où la personne tente de se tenir debout mais vacille.
L’identité, dans Les Forces, n’est jamais donnée : elle est auscultée.
Une clinique de l’aide : quand le soin rate sa cible
Le livre porte aussi son attention vers un autre lieu de fragilité : l’aide elle-même. Le livre met en scène plusieurs figures d’aide — mais souvent, cette aide est maladroite, protocolaire, impersonnelle.
Une femme martèle : « Faire des choses, ça aide. »
Un assistant social apparaît brièvement, ce passage du livre est le révélateur d’un langage institutionnel qui tente de rassurer sans rencontrer, d’un soin qui parle mais de trop loin. Cette aide-là est observée cliniquement : non pour la juger, mais pour montrer comment un geste de soin peut manquer sa cible faute d’attention.
À l’inverse, la narratrice pratique une forme d’aide attentive et non prescriptive. Une aide qui consiste à prêter attention, accueillir. Une aide minimale, mais juste.
Une clinique du langage : palper les mots comme un organe
Le langage est l’un des grands “patients” du livre.
Il est observé, retourné, palpé, comme si les mots possédaient leur propre physiologie.
Les personnages parlent souvent par automatisme : « Je suis quelqu’un d’ouvert » ; « Ahah c’est moi ça, c’est tout moi ».
La narratrice écoute ces phrases répétées comme un clinicien écouterait un souffle au cœur :
un rythme mécanique, peut-être le signe d’une fatigue ou d’une rigidité.
Le langage apparaît alors comme un système malade de lui-même : saturé de formules, d’opinions recyclées, d’identités prêtes à porter.
L’écriture de Vazquez tente une intervention clinique : ouvrir les phrases, libérer un passage, faire circuler de l’air.
La clinique devient à cet endroit une méthode poétique de désautomatisation.
Un récit clinique : ni pansement universel, ni doctrine, mais une pratique de l’attention
Ce que met en jeu Vazquez, c’est une clinique sans blouse, sans diagnostic, sans protocole :
une clinique de l’attention. Une clinique de l’identité qui vacille. Une clinique de l’aide qui hésite. Une clinique du langage qui se répète.
On y croise des formes d’aide qui ne voient rien, des discours qui s’imitent eux-mêmes, des individus qui cherchent un centre dans un monde centrifuge. La narratrice, elle, ne guérit personne. Elle veille. Elle observe. Elle écoute.
Et dans cette écoute, quelque chose — quelqu’un — recommence à exister.
Les Forces propose ainsi une intuition fondamentale pour toute pensée clinique :
le soin commence lorsqu’on ralentit assez pour percevoir ce qui se dit en dessous de ce qui est dit.
Les Forces rappelle ainsi une évidence que la pratique clinique oublie parfois, prise dans la vitesse ou les protocoles :
la clinique commence par un déplacement de l’attention, non par un savoir.
Auscultation, observation, écoute : ces gestes que Laura Vazquez déploie littérairement rejoignent le cœur des pratiques cliniques contemporaines.
L’attention au vacillement de la personne, à la manière dont elle parle, répète ou s’efface, n’est pas un supplément : c’est le travail clinique lui-même.
Le livre ouvre alors une question pour les pratiques :
comment maintenir un espace où le sujet peut exister avant d’être traité, interprété ?
C’est peut-être là que se rejoignent la littérature et la clinique : dans la création d’un lieu où quelque chose d’une singularité peut enfin respirer.
C’est peut-être là que Les Forces touche juste : en rappelant que la clinique — qu’elle soit littéraire ou professionnelle — commence non par comprendre, mais par s’accorder. Par se rendre disponible au mouvement infime où une personne essaie d’exister sous sa propre voix.